Covid-19 : L’intelligence Artificielle au service de la médecine

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Prof Khaled GHEDIRA

1.Un bref historique de l’Intelligence Artificielle

L’Intelligence Artificielle (IA) date de l’antiquité avec les philosophes Socrate, Platon et Aristote dont les travaux portent, entre autres, sur respectivement la séparation entre la sensation et la pensée, la classification des connaissances et la formalisation du rationnel de l’esprit humain. 

Mais les premiers jalons historiques de l’IA apparaissent bien avant sous forme de légendes et de mythes. Par exemple, dans l’Iliade (chant XVIII), le Dieu du feu Héphaïstos avait élaboré des tables à trois pieds pour le servir. Il s’est aussi intéressé à la conception d’automates et de créatures artificielles imitant la vie pour les mettre au service des Dieux. L’idée d’animer la matière n’a cessé, depuis, d’accaparer l’attention des chercheurs tous azimuts. De Thomas Hobbes (1588-1697) qui a comparé le corps humain à une machine à Alan Turing en 1950 avec l’introduction de la notion de machine à penser et ce, en passant par le roman de science-fiction ‘Frankenstein’ et le grand livre des robots publiés respectivement par Mary Shelley en 1818 et Isaac Asimov en 1950. 

Ce n’est que dans les années 50 que l’IA a commencé sa vraie gestation qui a été marquée essentiellement par les programmes de jeux d’échecs et de dames, de traduction et de démonstration de théorèmes et bien évidemment et surtout par l’apparition des ordinateurs commerciaux notamment IBM 701 en 1952.

Entretemps, plusieurs travaux de recherche ont été réalisés pour préparer le terrain à l’éclosion de cette nouvelle discipline qu’est l’IA. Ils sont en rapport essentiellement avec les mathématiques, l’informatique, la cybernétique, les automates, la philosophie, la biologie, les neurosciences, la théorie de l’information, l’économie et la physique.

La naissance de l’IA, en tant que nouvelle discipline scientifique, a enfin eu lieu en 1956 lors de l’atelier d’été qui a été organisé au Darmouth College à Hanover au new Hampshire et ce, autour de la conjecture : Every aspect of learning or any other feature of intelligence can in principle be so precisely described that a machine can be made to simulate it.

Par la suite, l’IA est passée par des hauts et des bas jusqu’à un retour en force fulgurant, durant la décennie 2010-2020, qui est dû en partie à l’augmentation vertigineuse de la puissance de calcul des ordinateurs conjuguée à la masse énorme de données (big data ou mégadonnées) qui, malgré leurs origines et natures diverses, ont donné un grand coup de pouce à l’apprentissage automatique (machine learning), l’une des branches de l’IA.

Ainsi, tous les secteurs d’activité ont été pratiquement envahis par l’IA à savoir notamment le transport, la santé, l’industrie manufacturière, la finance, les assurances, l’agriculture, les énergies classiques et renouvelables, la distribution, les médias, la justice, le tourisme, l’éducation, les services publics, la défense et les renseignements. 

L’une des premières définitions données à l’IA est le fait de faire faire à la machine les travaux qui étaient réservés à l’homme. Depuis, plusieurs autres définitions ont été proposées reposant sur la notion d’intelligence ou liées à la compréhension des facultés humaines ou prenant l’humain comme référence ou encore relatives à la complexité des problèmes traités.

L’IA se trouve ainsi à la croisée de plusieurs disciplines : la psychologie, la linguistique, l’anthropologie, les neurosciences, la biologie, la philosophie, la cybernétique, la sociologie, la linguistique, les mathématiques, l’informatique, la médecine, l’ingénierie, la physique, etc.

2. L’Intelligence Artificielle et la médecine

L’intérêt à « faire comme l’Homme voire mieux » a continué à s’accroître en s’intéressant de plus en plus au fonctionnement biologique, physiologique, comportemental et cognitif de l’être humain, et ce, soit pour s’en inspirer soit pour le renforcer notamment en matière de santé, sécurité, réflexion, intelligence, ingéniosité, prise de décision, etc.

Après un passage à vide de l’IA suite aux promesses exagérées lors de son lancement en 1956, c’est la médecine qui lui donne un second souffle pendant les années 70 avec l’apparition des systèmes experts et notamment le premier système expert de tous les temps Mycin réalisé à l’Université de Stanford en 1972 et qui permet de diagnostiquer et traiter essentiellement des infections bactériennes du sang, recommander des antibiotiques et également diagnostiquer des maladies de la coagulation sanguine et la méningite. D’autres systèmes experts aussi célèbres ont également vu le jour tel que ABEL (Acid-Base and Electrolyte disorders diagnosis) en 1982 qui est un programme utilisant des modèles physiopathologiques à plusieurs niveaux pour le diagnostic des troubles acido-basiques et électrolytiques, CASNET développé à l’Université Rutgers en 1978 qui est un programme diagnostique et thérapeutique pour le glaucome et les maladies oculaires connexes, EXPERT en 1979 qui est un système utilisé dans l’analyse des troubles thyroïdiens et en rhumatologie et INTERNIST réalisé par l’Université de Pittsburgh en 1970 pour le diagnostic en médecine interne générale. 

Malheureusement, ces systèmes ont montré leurs limites et ce, malgré les différentes améliorations notamment les Systèmes d’Aide à la Décision puis les Systèmes Interactifs d’Aide à la Décision. Ces limites se situent surtout au niveau de l’acquisition et l’interprétation des connaissances du médecin expert et leurs natures parfois trop subjectives, ambiguës, incertaines et étroitement liées aux contextes.

Avec l’avènement des mégadonnées et l’apprentissage profond (deep learning) qui repose sur les réseaux de neurones, les applications de l’IA ont connu un essor sans précédent dans tous les domaines notamment en médecine. Deux modes d’apprentissage sont souvent cités dans la littérature : supervisé et non supervisé. Si on prend l’ensemble des images radiologiques comme exemple, le premier mode consiste à classer une nouvelle image parmi un ensemble de classes prédéfinies d’images et connues a priori. Tandis que dans l’apprentissage non-supervisé, le nombre et la nature des classes d’images ne sont pas connues à l’avance. Elles sont déterminées a posteriori. Dans les deux cas, un bon entrainement préalable sur un ensemble gigantesque d’images hétérogènes est nécessaire avant toute utilisation concrète. Une classe peut concerner une maladie ou un stade de maladie. Ainsi, une image radiologique inconnue pourra être reliée à telle ou telle classe de maladie alors qu’un ou plusieurs radiologues n’auraient pas pu faire le rapprochement parce qu’ils n’avaient jamais vu une telle image ou ignorent son existence ou sont dans l’incapacité de la trouver ou la classer parmi un ensemble d’images énorme. En médecine, les classes peuvent comporter des IRM, des scanners, des échographies, des électroencéphalogrammes, etc.

Dans ce qui suit, nous allons citer des applications du deep learning à quelques pathologies qui ont donné des résultats époustouflants comparés à ceux trouvés par les médecins :

  • Ophtalmologie : diagnostic des retinopathies diabétiques (Development and Validation of a Deep Learning Algorithm for Detection of Diabetic Retinopathy in Retinal Fundus Photographs, Varun Gulshan, PhD1 and al, JAMA. 2016;316(22):2402-2410. doi:10.1001/jama.2016.17216)
  • Pneumologie : prédiction de l’évolution du cancer des poumons et le risque de décès pendant un séjour à l’hôpital (End-to-end lung cancer screening with three-dimensional deep learning on low-dose chest computed tomography, Diego Ardila and al, Nature Medicine volume 25, pages954–961(2019)
  • Dermatologie : classification des lésions bénignes ou malignes pour le cancer de la peau (Dermatologist-level classification of skin cancer with deep neural networks, Andre Esteva and al, Nature volume 542, pages115–118(2017))
  • Radiologie : reconnaissance des signes du cancer du sein (International evaluation of an AI system for breast cancer screening, Scott Mayer McKinney and al, Nature volume 577, pages89–94(2020))
  • Maladie d’Alzheimer: détection des différentes étapes (Y Ding Sohn JH M Kawczynski A Deep Learning Model to Predict a Diagnosis of Alzheimer Disease by Using 18F-FDG PET of the Brain. Radiology 2018)
  • Cardiologs est une firme américaine qui propose une plateforme dédiée à l’analyse d’électrocardiographies. L’Agence Américaine des Médicaments a donné le feu vert pour commercialiser sa plateforme censée déceler la fibrillation atriale et ce, sans intervention des médecins. 

3.L’Intelligence Artificielle et le Covid-19

Alors que le Covid-19 continue son expansion dans le monde ; l’IA, comme on va le voir dans les paragraphes suivants, a non seulement prédit une telle épidémie mais peut surtout présenter des réponses concrètes pour la détecter, la freiner, mesurer son degré de gravité et la soigner.

3.1. Prédire le Covid-19

Une startup canadienne, BlueDot, a pu mettre au point une IA pour prédire l’apparition du virus SARS-Cov2 à l’origine du Covid-19 à Wuhan et ce, depuis le 31 Décembre 2019. Elle a prédit également sa propagation vertigineuse à travers le monde entier. Ces informations ont été transmises aux autorités, aux hôpitaux et aux services concernés mais cela n’a pas été pris tout de suite au sérieux. Quelques jours plus tard, l’Organisation Mondiale pour la Santé (OMS) annonçait l’épidémie du Coronavirus.

L’IA développée par BlueDot se base sur un algorithme qui passe en revue des centaines de milliers d’articles de presse et autres chaque jour et des données du trafic aérien et ce, afin de détecter et suivre les risques de propagation de maladies infectieuses. Il peut traiter des milliers de données en ligne à l’aide des mots-clés relatifs à 150 types de maladies en 65 langues. Quant au Covid-19, deux mots-clés ont été repérés et ont été déterminants pour sa prédiction : “Pneumonie” et “cause inconnue”. « Nous ne savions pas que cela allait devenir une épidémie mondiale mais nous avions reconnu certains ingrédients similaires à ceux qu’on avait vus pendant le Sars” assure Kamran Khan, le fondateur et le PDG de cette startup.

3.2 Détecter et freiner la propagation du Covid-19

Afin de freiner la propagation de la pandémie sans pour autant trop porter préjudice aux activités socio-économiques du pays, il faudrait développer et utiliser des outils high-tech comme en Chine : des capteurs pour mesurer la température à 5 m de distance, des drones pour traquer le mouvement des habitants et analyser ainsi le mouvement de la population pour localiser les personnes à risque, des indicateurs numériques comme le code QR déployé sur les smartphones pour contrôler l’accès aux lieux publics, des caméras thermiques pouvant prendre la température de plusieurs dizaines de personnes en même temps dans les grandes surfaces. Notons, au passage, qu’une caméra de ce type a été acquise par notre Ministère de la santé pour le marché de gros de Tunis.

En Chine également et à Shanghai, plusieurs robots de la société CloudMinds Technology Connectés en 5G à un « cloud intelligent », l’équivalent d’un cerveau à distance dans lequel des algorithmes moulinent des millions de données, désinfectent les salles, livrent des médicaments, répondent aux questions des patients et prennent leur température, ce qui réduit les risques d’exposition.

3.3. Trier pour donner la priorité aux ‘plus malades’ pour désengorger les hôpitaux

Par ailleurs et étant donné le nombre de plus en plus important des malades du coronavirus, les structures hospitalières aussi bien publiques que privées, en Tunisie comme partout dans le monde, vont être saturées. Aussi, il sera indispensable de traiter les patients en priorité et ce, selon le degré de gravité de leurs complications, en particulier pulmonaires. Dans ce cadre, un outil à base d’Intelligence Artificielle vient d’être mis au point par des chercheurs chinois et américains.  Selon Megan Coffee, de l’école de médecine Grossman de l’université de New York, dans la revue Computers, Materials & Continua ; cet outil est capable de déceler des signaux précurseurs d’un syndrome de détresse respiratoire aiguë consécutifs à une infection au Covid-19. 

Cet outil vient en complément des techniques de géolocalisation (tracing), de télémédecine, télédiagnostic, téléconsultation, téléassistance, télésurveillance (tracking), etc.

3.4. Soigner le Covid-19

Tout récemment au mois de Février 2020, des chercheurs du MIT ont identifié par bio-informatique un nouveau médicament puissant qui pourrait tuer de nombreuses espèces de bactéries résistantes aux antibiotiques et ce, à l’aide toujours d’un modèle à base de deep learning. Une véritable révolution et une première dans l’histoire de l’IA et la biologie.

Si on fait l’extrapolation à notre virus rebelle, un nouveau médicament serait possible à fabriquer. Cela pourrait être également un médicament existant. Il suffit de revoir tous les virus actuels et anciens ainsi que leurs caractéristiques génomiques, leurs mutations et leurs traitements. L’IA, en l’occurrence le deep learning, est là pour analyser rapidement et efficacement tous ces virus dont le nombre peut être exponentiel. D’ailleurs, plus ce nombre est grand et plus on ratisse large et plus on a des chances de ne pas passer à côté du ‘bon’ virus. Le problème est alors de rassembler TOUTES ces données pour avoir le plus de chances possible de rencontrer des virus similaires ou des informations pertinentes concernant notre Covid-19.

Une hypothèse thérapeutique nouvelle serait également d’associer un antibiotique à large spectre dirigé contre les bactéries anaérobies qui pourraient coloniser le poumon après l’attaque par le virus qui élimine les cellules capables de traiter l’oxygène.

Enfin, disposant de scanners de plus de 5000 patients ayant contracté le Covid-19 sur lesquels il a entrainé sa nouvelle IA, le géant chinois de la vente en ligne Alibaba vient d’annoncer que cette IA est capable de diagnostiquer le Covid-19 en quelques secondes avec un taux de réussite de 96%.

4.Recommandations : mieux vaut tard que jamais

Maintenant que le Covid-19 a été reconnu comme étant une pandémie par l’OMS, il est urgent de collecter et historiciser les données relatives à ce virus toutes origines confondues notamment médicales, socio-économiques, démographiques et géopolitiques. 

Par la suite et à court terme, il faut exploiter ces données à travers l’IA associée aux techniques des sciences de données (data sciences) pour tenter d’adoucir la pente d’évolution de la maladie, en accélérer le pic et aider à définir une stratégie optimale de déconfinement. 

Enfin, il faut sauvegarder ces données dans une banque de données à conserver minutieusement car c’est elle qui constituera la mine d’or du futur des sciences médicales voire d’autres sciences. Et pourquoi ne pas créer, par exemple, la banque Tunisienne des données (de tous genres, pas seulement personnelles) comme celle du sang car qu’on le veuille ou non c’est la data qui constituera le véritable levier industriel et socio-économique de demain.

Il est également recommandé de former un groupe de travail en Tunisie autour des NBIC (Nanotechnologie, Biotechnologie, Informatique et Sciences Cognitives) et l’IA dans la lutte contre Covid-19 et ses conséquences ; capitaliser les connaissances et les expériences acquises pour prédire, diagnostiquer, soigner d’autres maladies nouvelles et émergentes qui pourraient survenir à tout moment. A titre d’information, le centre international recherche sur l’IA de l’UNESCO vient de lancer le Corona Virus Media Watch en Slovénie.

Il est à noter que certaines initiatives ont été déjà entreprises en Tunisie dont notamment :

  • la plateforme développée par l’Association de Recherche Scientifique et Innovation en Informatique qui est sous forme de questionnaire basé sur les symptômes du corona et ce, pour essayer de constituer une base de données (https://covid19-tunisia.com/)
  • CoronaBot pour conseiller, orienter et mettre éventuellement les internautes avec des médecins volontaires (https://m.me./CoronaBotVt)
  • Dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de Coronavirus et afin d’optimiser la prise en charge des malades par les services d’urgences, le ministère de la santé a également mis en ligne un questionnaire anonyme basé sur les symptômes du corona et ce, pour aider à faire ‘une sorte ‘ de diagnostic préliminaire (https://www.stopcorona.gov.tn/).

D’autres travaux de recherche sont en cours pour modéliser et prédire l’évolution de la pandémie en Tunisie mais malheureusement ils butent contre le manque de données réelles.

Remerciements : 

J’adresse mes remerciements aux membres de la cellule de veille de Beit Al- Hikma Covid-19 dont je fais partie et ce, pour le suivi scientifique rigoureux mené dans ce cadre. Merci surtout aux professeurs en médecine Noureddine Bouzouia (infectiologue), Amine Slim (virologue) et Habiba Bouhamed Chaabouni (généticienne) ainsi qu’à Dr Belgacem Sabri (Systèmes de santé à l’Organisation Mondiale de la santé) pour avoir bien voulu revoir de cet article.

Par : Prof. Khaled GHEDIRA

4 Commentaires

  1. Cher auteur,
    Vous mettez en exergue les réussites de recherches en IA au MIT, les réalisations de startups Canadienne mais occultez, par omission ou par manque d’information, les réalisations de l’écosystème d’innovation Tunisien.
    Une start-up Tunisienne, MajestEYE, a réussi à effectuer une caractérisation fonctionnelle des gènes du SARS-CoV-2 en utilisant une IA qu’elle a developpé – en Tunisie – et a même réussi à identifier des molécules candidates et ce depuis Février dernier. Cette percée n’est gère mentionné dans votre article.
    Je vais m’abstenir de tout jugement d’intention mais me demande tout de même comment l’auteur, acteur de l’écosystème IA en Tunisie, peut ignorer cette belle réussite Tunisienne.
    Cordialement, Jihed

  2. Cher monsieur Jihed

    Je ne peux qu’être fier et applaudir les succès Tunisiens dans ce cadre et d’autres. La preuve : j’en ai cité quelques-uns. Mais j’avoue honnêtement que je n’ai pas les détails de vos travaux. Sinon, encore une fois Bravo. Keep in touch.

    Prof. Khaled GHEDIRA

  3. Bravo cher Prof, je suis médecin et votre article ma permis de prendre conscience de tout l’interret que represente l’IA dans ma decipline médicale.
    Je suis convaincu désormais que cest notre challenge pour une meilleur santé

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