Entretien exclusif avec Mr Mohamed Ben Jemâa, retour sur plus de 20 ans de carrière.
Vous êtes à la tête de Ben Jemâa Motors depuis 1999. Près de 20 ans plus tard, cette entreprise est un fleuron de l’automobile tunisien. Pouvez-vous revenir, à cette occasion, sur les débuts de votre parcours ?
Mon parcours a débuté dans les métiers de l’audit, de l’expertise comptable et du contrôle de gestion. En effet après l’obtention de mon diplôme national d’expertise comptable (IHEC Tunis 1992) et un DEA en contrôle de gestion et système d’information à l’Université de Paris IX-Dauphine (1994) j’avais intégré la profession d’auditeur aussi bien en Tunisie qu’en France. Après une expérience de plusieurs années dans ce métier passionnant et hautement formateur j’avais décidé en 1996 de revenir en Tunisie pour y établir mon propre cabinet d’Expert-Comptable en 1996.
La fin des années 90 avait été une période particulièrement difficile pour l’entreprise familiale. Des facteurs tant exogène ( politique de restriction totale de l’importation, favoritisme du clan de l’ancien régime, visées des proches de l’ancien président Ben Ali pour s’emparer de la carte BMW…) mais également des facteurs endogènes à l’entreprise ( faible taux d’encadrement, absence de système d’information performant, infrastructure inadéquate…) on fait qu’en parallèle de la gestion de mon cabinet d’Expertise Comptable mon implication dans la restructuration de l’entreprise devenait une nécessité pour tenter de redresser la barre. Feu mon oncle Sadok Ben Jemâa qui était à l’époque de le PDG de l’entreprise familiale avait proposé au conseil de famille de s’appuyer sur mes compétences fraichement acquises dans le métier de l’audit et du contrôle de gestion afin de proposer et mettre en place un plan stratégique de restructuration et de développement.
Je n’avais pas hésité une seconde à me plonger dans ce chantier exaltant qu’était le défi de remettre sur pieds l’entreprise familiale – même si les risques étaient énormes – et ceci pour deux raisons au moins ; la première Ben Jemâa Motors est une entreprise fondée depuis plus de 55 ans par feu mon grand-père Mohamed dont je porte le nom. Ben Jemâa Motors est aujourd’hui le plus vieil importateur de BMW au monde. La deuxième raison est que j’ai un attachement viscéral à cette entreprise et à la marque BMW ; en effet dès ma plus tendre enfance à l’âge de 3-4 je passais déjà des journées entières auprès de mon grand-père dans les ateliers de l’entreprise à jouer et taquiner son personnel…on pourrait presque dire que j’y ai appris à marcher…
En 1999, le constructeur BMW convaincu des changements et de la vision proposée a confirmé ma nomination en tant que Directeur Général de Ben Jemâa Motors. Cette date marque le début officiel de ma totale implication et la cession de mon cabinet d’Expertise Comptable qui fut repris par mon frère Amine Ben jemâa également expert comptable.
Quels ont été les défis majeurs que vous avez rencontré ?
Il fallait à l’époque relever plusieurs défis conjointement. Il fallait changer de fonds en comble les méthodes de gestion, introduire du sang neuf dans le management, révolutionner les méthodes de travail tout en respectant certains équilibres tant humains que financiers le tout dans une entreprise gérée de manière familiale consensuelle depuis 30 ans et dans un contexte politico-économique des plus défavorables. Le tout sous l’œil des Allemands de BMW qui nous donnait une ultime chance de maintenir la carte BMW car les prétendants à l’époque étaient nombreux et notre situation financière était précaires.
En effet je devais donc composer avec des contraintes de tailles : Comment rééquilibrer nos finances, mobiliser des fonds pour assurer les investissements réclamés à juste titre par BMW pour être à la hauteur des exigences de la marque, introduire des nouvelles pratiques de management, augmenter le chiffre d’affaires, les revenus alors même que nous ne disposions pas de quota d’importation, convaincre la famille de la nécessité de changer la gouvernance et investir encore sans visibilité immédiate tout en veillant à garder la bonne entente familiale, à rassurer mes actionnaires, à convaincre nos bailleurs de fonds, à motiver et intégrer des jeunes recrues tout en impliquant le personnel historique, à convaincre BMW que nous sommes sur le bon chemin du redressement et enfin et surtout à éviter tous les coups tordus émanant du pouvoirs de l’époque qui s’était fixé pour objectif via les proches de l’ancien Président Ben Ali de s’accaparer cette belle marque automobile qu’est BMW.
Je vous avoue qu’avec du recul il fallait toute l’audace, la fougue ou l’inconscience de la jeunesse pour oser aller affronter l’ensemble de ces obstacles. Grace à Dieu mais également au soutient infaillible de feu mon oncle Si Sadok Ben Jemâa je pense sans prétention aucune que le risque en valait la peine et je suis fier aujourd’hui d’avoir pu et su relever ce défi. J’espère que l’histoire retiendra ainsi ma modeste contribution à la pérennité de cette entreprise qui aujourd’hui est l’aboutissement du travail de trois génération des Ben Jemâa et qui j’espère perdurera au delà des cette troisième génération : En tout cas sa pérennité sera je pense mon prochain défis ainsi que son expansion dans les métiers de l’automobile et de la mobilité.
Aujourd’hui, les défis sont différents et nouveaux, le monde de l’automobile passe par une phase des plus critiques car le business model habituel a changé, nous ne parlons plus de vendre simplement une voiture et assurer son service, les constructeurs automobiles ont évolué pour devenir des fournisseurs de mobilité et de services. Les nouvelles technologies de l’information et le digital mettent en danger l’existence même des réseaux de distribution automobile.
Certains pays européens ont déjà entamés la vente en ligne ce qui signifie à terme la disparition des réseaux de vente automobile…La maintenance automobile est également en voie de mutation profonde avec l’émergence des voitures électriques ( qui implique moins de maintenance mais beaucoup plus de technicité) Nous devons nous adapter à ces changements en préparant le terrain et c’est ce que nous faisons, aujourd’hui Volvo est la première marque automobile en Tunisie a proposé toute sa gamme exclusivement en Hybride, Bmw et Ford proposent également des modèles hybrides rechargeable et électrique qui nécessitent une remise en cause de nos méthodes de travail et de nos compétences techniques.
Quels sont les évènements professionnels qui vous ont le plus marqués et qui signent votre succès dans l’automobile ?
Pour moi, les événements les plus marquants dans ma vie professionnelle dans le métier de l’automobile sont lorsque Ford et Volvo ont rejoint le groupe. Convaincre ces géants de nous faire confiance n’était pas une mince affaire notamment vu le nombre de prétendants. Pas moins d’une vingtaine de dossiers de candidature pour la marque Volvo. Convaincre les Suédois n’était pas une tache évidente au vu de l’historique sur le marché Tunisien. Nous avons mis presque 6 ou 7 ans pour obtenir les autorisations nécessaires au démarrage des activités Volvo en Tunisie et le constructeur lui-même a fixé des exigences bien au-dessus de la norme habituelle.
Si je devais remonter un peu plus en arrière je dirais que redresser BMW fut un succès particulier parce qu’elle était dans une situation assez compliquée. Aujourd’hui je pense que les résultats sont là, vu les volumes et vu les investissements et vu la satisfaction du constructeur, c’est la chose la plus importante. c’est grâce à cet acquis que le reste a pu suivre et qu’avec la famille (Ahmed Ben Jemâa, président du conseil Ben Jemâa Motors et Marouen Ben Jemâa, président du conseil d’Alpha Ford ainsi que DG d’Autop), nous avons pu convaincre nos partenaires portugais (le groupe Portianga) à être avec nous dans le capital pour acquérir la marque Ford. Par ailleurs, nous avons également intégré des activités comme la location de voitures (Europcar) et d’autres métiers tels que la maintenance et la prise en charge des sinistres au sein de notre filiale Autop (qui une un joint-venture entre Ben Jemâa Motors et cinq compagnie nationale d’assurance).
Quels sont vos objectifs et vos projets à terme pour continuer à prospérer dans l’industrie automobile en Tunisie ?
Carlos Tavares actuel patron du groupe Stelantis dans un récent interview accordé au journal français le figaro a qualifié de « brutalité » le virage vers l’électrique que l’industrie automobile est contrainte de prendre et l’amplitude du changement qui nous est imposé dans un espace-temps très limité. La technologie automobile électrique n’est pas encore totalement aboutie, rien n’est encore optimisé et les coûts de production restent encore extrêmement élevés. Le tout dans un contexte très fortement concurrentiel entre les constructeurs européens et les constructeurs chinois. Ainsi donc l’un des plus grands patrons de l’automobile mondial pose en quelques sortes les contraintes mais également les opportunités liés à l’industrie automobile.
Dans ce contexte caractérisé par un tournant de l’industrie automobile mondial nous devons impérativement anticiper ou du moins nous adapter aux changements en cours et à venir. Ceci implique de redéfinir nos priorités et de déceler les réservoirs d’opportunités qui s’offrent à nous à travers cette mutation profonde.
En premier lieu il faudrait adapter nos produits à le lourde tendance des voitures électriques et hybrides aussi bien en termes d’offre produits qu’en terme de maintenance. Nous allons investir massivement afin de pouvoir offrir au consommateur tunisien l’opportunité d’acquérir et maintenir un véhicule hybride et électrique. Toutes les marques du groupe (BMW, MINI, Volvo et Ford) s’attèlent à être conforme au plus haut standard et exigence en ce sens.
Ensuite nous devons réfléchir à également nous positionner en amont de ce changement voir l’accompagner. En effet, la Tunisie pourrait être un site de relocalisation de l’industrie automobile électrique. En effet, la compétition mondiale qui aujourd’hui se joue essentiellement par rapport aux coûts de production des voitures électriques nous offre l’opportunité de positionner la Tunisie en tant que site de relocalisation au regards des avantages compétitifs de la Tunisie (main d’œuvre qualifié, ingénieurs, proximité géographique, infrastructure industrielle performante…).
La montée en puissance de l’électrique pose également le problème de la fourniture de l’énergie électrique. Cela nous ouvre également plusieurs opportunités. La production de cette énergie devra passer nécessairement par les énergies renouvelables et nécessitera la mise en place de réseaux de distribution de cette énergie produite. Ceci offre également un potentiel de développement appréciable et générateur de milliers d’emplois.
Toutefois, aujourd’hui en Tunisie ce potentiel se heurte à une législation qui monopolise la production et la distribution d’énergie (y compris l’énergie renouvelable) uniquement au profit de la STEG. Ce qui a pour effet de stopper net tout initiative visant à produire et distribuer de l’énergie en direction de la mobilité. Une refonte de la législation en vue de permettre aux privés de produire et distribuer de l’énergie renouvelable boostera l’investissement en ce sens, créera des milliers d’emplois additionnels et éliminera le principal obstacle à l’acquisition de voitures électrique par les Tunisiens. Nous sommes prêts à investir en ce sens dès que la législation et le contexte économique le permettra.
Nous souhaitons également nous pencher sérieusement sur le développement d’un centre d’expertise technologique capable de mettre à disposition des constructeurs automobiles des compétences tunisiennes hautement qualifiés (ingénieurs IT entre autres).
L’objectif étant de convaincre un ou plusieurs constructeurs automobiles à coexploiter un Centre de recherche et d’ingénierie. L’idée sous-jacente est d’abord l’exportation depuis la Tunisie de notre savoir faire à haute valeur ajouté et un transfert technologique base essentielle du développement des futurs métiers de l’automobile. La valeur et le coût de l’automobile d’aujourd’hui et de demain est de plus en plus composé de software. L’importance croissante de l’intelligeance artificielle, de l’analyse des données, la conception assistée par ordinateur, le design automobile…font que les fabricants sont à Les fabricants sont à la recherche d’ingénieurs informatiques spécialisés dans le développement des algorithmes, l’insertion d’ordinateurs de bord, l’évaluation, la gestion et la transmission des données (p.ex. des capteurs du véhicule), etc.
Il s’agit d’un mélange de l’électronique, de la technique automobile ainsi que de l’informatique visant à construire et programmer des véhicules autonomes, ou en d’autres termes, des VGA (Véhicule à guidage automatique) sans conducteur. Je pense que nous avons la un potentiel à saisir si nous parvenons à nous positionner sur un tel créneau. Nous y travaillons actuellement même si les obstacles sont nombreux et ardus (expatriation de nos meilleurs ingénieurs et donc manque de ressources, difficulté à convaincre les constructeurs…
Enfin avec nos partenaires chez AlphaFord le groupe portugais Portianga, nous sommes en train de nous pencher sur des projets industriels pour positionner la Tunisie en tant que plateforme de montage en vue de l’exportation vers le continent africain. Notre partenaire Portianga étant un opérateur de taille dans le montage et la fabrication (de bus) dispose d’un know-how reconnu depuis plusieurs décennies aussi bien dans l’industrie du matériel roulant que dans la distribution en Afrique ou ils sont présents dans quasiment tous les pays d’Afrique. Ceci nous ouvre des voies assez prometteuses pour nous engager ensemble dans la conquête des marchés de notre continent.
Et bien entendu nous continuons à scruter le marché locale dans une logique de croissance interne ce qui signifie que nous sommes prêts à renforcer notre portefeuille d’activité par une nouvelle marque si la bonne opportunité se présente.
Comment vous démarquez-vous de la concurrence et quels sont les avantages compétitifs de Ben Jemaa Motors ?
Nous nous démarquons de la concurrence par deux points essentiels qui je le pense constituent notre avantage compétitif.
Le premier réside dans une gestion des ressources humaines caractérisé par une importante proximité avec tous les collaborateurs. Donc disons que la gestion de l’entreprise est très réactive. Les processus de décision se prennent très vite.
Nous réagissons très rapidement à tout problème qui se pose, notamment en cas de problème lié à un process de satisfaction de la clientèle. Le fait qu’il y ait cette proximité – qui est essentiellement due aussi à la structure familiale de l’entreprise et au raccourcissement des processus de décision – fait qu’on a un avantage compétitif. Nos compétiteurs sont -à mon avis- dans des structures moins souples où les processus de décision sont certes plus structurés mais plus un peu plus lents.
Il en découle automatiquement le deuxième avantage compétitif qui est le fait que nous sommes beaucoup plus proche de nos clients. Chez nous le client a une proximité immédiate avec toute la chaîne de valeur, y compris les premiers décideurs. Notre principal avantage, c’est que chez nous, le client n’est jamais un inconnu. Il est immédiatement identifié. Le client est connu, son parcours est connu, son historique est connu, ses expériences sont connues, ce qui nous permet d’être mieux à l’écoute de ses besoins voir de les anticiper.
Bien entendu, nous pouvons aussi dire que nous avons des produits qui n’ont plus à faire leur preuve. Des marques comme BMW, MINI, Volvo et Ford sont aujourd’hui des enseignes historiques depuis un siècle. Leur notoriété, fiabilité et l’excellence de leur produit créer également un avantage compétitif certain.
En tant que passionné d’automobile, quel est votre modèle de voiture préféré ?
Franchement au sein des marques que notre groupe représente je n’ai pas une préférence particulière. Bien entendu j’avouerais avoir une faiblesse pour BMW qui a marqué ma jeunesse et qui demeure à l’origine de notre pérennité dans le métier. Mais j’ai tout autant plaisir à rouler en Volvo, qui au passage est une superbe marque premium. Quant à Ford marque mythique j’aurais tout autant plaisir à être dans un Raptor que dans un Mustang.