
Interview avec Josef Renggli, Ambassadeur de Suisse pour la Tunisie et la Libye.
La Suisse est un leader mondial en matière d’innovation. Quels enseignements concrets la Tunisie peut-elle en tirer pour booster son écosystème tech et entrepreneurial ?
La Suisse garde sa première place, devant la Suède et les États-Unis, selon l’indice de l’innovation 2024 de l’Organisation mondiale pour la propriété intellectuelle (OMPI). Depuis 14 ans, la suisse arrive en tête des pays les plus innovants du monde.
La Suisse a su créer un écosystème dynamique qui intègre toutes les parties prenantes, publiques comme privées, qui lui permet de stimuler sa compétitivité sur la scène mondiale et de maintenir sa position de leader de l’innovation. Ceci grâce à un environnement favorable à la recherche et au développement et à ses instituts de recherche reconnus mondialement, ainsi que sa capacité à transformer les résultats de recherches en produits adaptés au marché. De plus, la propriété intellectuelle et la disponibilité de spécialistes du domaine offrent les conditions parfaites pour la protection et la valorisation de l’innovation.
Une forte implication du secteur privé témoigne de l’engagement de l’industrie suisse en faveur de l’innovation et de la compétitivité, et contribue à maintenir la Suisse à la pointe de la R&D. La Suisse investit plus de 3 % de son PIB dans des activités de R&D. Les dépenses totales consacrées à la R&D s’élèvent à quelques 23 milliards de francs suisses, dont 69 % ont été supportées par le secteur privé, soit environ 15,5 milliards de francs suisses.
Les institutions publiques travaillent à favoriser l’excellence de la recherche et l’innovation en créant un environnement propice à leur développement. Elles s’assurent notamment de la qualité de la formation, de la disponibilité des infrastructures publiques et de la fiabilité du cadre politique et juridique.
Les autorités gouvernementales investissent dans la recherche à différents niveaux. Les écoles polytechniques fédérales (EPF) et les universités sont principalement responsables de la recherche fondamentale, tandis que la recherche appliquée, le développement et la transformation des connaissances en innovations commercialisables sont principalement assurés par l’économie privée et les hautes écoles spécialisées.
La Confédération assume également le financement de l’encouragement de la recherche et de l’innovation par le biais du Fonds national suisse (FNS) et de l’agence suisse pour l’encouragement de l’innovation.
La qualité des publications suisses est reconnue internationalement, comme en témoigne le fait que 1,5% des publications les plus citées dans le monde proviennent de la Suisse. Ce succès s’explique par la rigueur et l’excellence de la recherche en Suisse, ainsi que par l’investissement massif dans les infrastructures de recherche et la formation des chercheurs.
Quels sont les axes prioritaires de la coopération tuniso-suisse en matière de transformation numérique et d’intelligence artificielle ?
L’IA se développe à une vitesse fulgurante et touche déjà presque tous les aspects de notre vie et de notre travail. Dans ce contexte, il est primordial du point de vue de la Suisse de créer un environnement et des conditions-cadre propices au développement de cette technologie tout en évitant les potentielles conséquences négatives aux niveaux économique, social ou éthique.
Dans ce contexte, le gouvernement suisse (Conseil fédéral) a publié le 12 février 2025 un état des lieux sur la réglementation de l’intelligence artificielle (IA) en Suisse et, sur cette base, il a choisi une approche réglementaire suisse de l’IA orientée vers trois objectifs : renforcer le pôle d’innovation suisse, préserver la protection des droits fondamentaux, y compris la liberté économique, et accroître la confiance de la population dans l’IA. Le Conseil fédéral a en outre adopté la version 2025 de la stratégie Suisse numérique et fixé de nouveaux thèmes prioritaires afin de continuer à intensifier ses efforts dans le domaine de la transformation numérique afin de rester à la pointe de l’innovation et de la compétitivité. Les priorités comprennent notamment le recours à des systèmes d’IA dans l’administration fédérale, la sécurité de l’information et la cybersécurité, ainsi que l’encouragement des logiciels ouverts dans l’administration.
Au niveau international et au vu des développements rapides de l’IA, la Genève internationale étant un pôle mondial de la gouvernance numérique, la Suisse souhaite promouvoir de nouveaux formats de gouvernance qui rassemblent les autorités, les entreprises privées, les organisations internationales et les instituts de recherche.
De manière générale, la Suisse promeut la souveraineté numérique, c’est-à-dire la capacité d’action des États et des organisations internationales dans l’espace numérique. La Suisse se mobilise pour que les données des États et des organisations internationales bénéficient d’une immunité, même si elles sont stockées au moyen de nuages dans d’autres États.
Afin de réduire le fossé digital, une initiative appelée ICAIN (Réseau international de calcul et d’IA) prônant l’égalité dans l’accès à l’intelligence artificielle a en outre été lancée en Suisse avec le soutien du Département fédéral des affaires étrangères et des institutions scientifiques. Sans être liée ni à un Etat ni à des intérêts économiques, elle facilite la mise en réseau de connaissances au service de causes humanitaires urgentes. Son objectif est de démocratiser l’accès à ces technologies et de créer les conditions d’une concurrence équitable.
Au niveau bilatéral finalement, la coopération tuniso-suisse soutient des initiatives qui renforcent l’efficacité de l’administration, améliorent les services aux citoyens et accompagnent les entreprises dans leur adaptation aux défis numériques. Parmi les projets phares on peut citer :
- Interopérabilité (BERD) : Ce projet appuie le gouvernement tunisien dans la mise en place d’une plateforme d’administration interconnectée. L’objectif est d’améliorer la qualité et l’accessibilité des services publics en facilitant l’échange sécurisé d’informations entre les différentes administrations, au bénéfice des citoyens et des entreprises.
- Transformation Digitale des Services Publics (Banque mondiale) : Ce projet soutient la digitalisation des services publics en mettant l’usager au centre des priorités. Un exemple concret est la création d’événements de vie, tels que « J’inscris mon enfant à l’école », qui simplifient les démarches administratives et améliorent l’expérience citoyenne.
- SBI-SBF (BERD) : Ce programme accompagne les PME tunisiennes en renforçant leur résilience face aux défis économiques. Il leur fournit des conseils et des formations sur mesure pour s’adapter aux évolutions du marché, notamment en matière de numérique, d’écologie et d’inclusion.
La transition écologique est un défi global. Comment la Suisse accompagne-t-elle la Tunisie et son écosystème dans le développement d’une économie plus durable
Comme de nombreux autres pays, la Suisse est déjà fortement touchée par le changement climatique. La température moyenne dans notre pays a augmenté de près de 2,5 degrés Celsius au cours des 150 dernières années, ce qui est deux fois supérieur à la moyenne mondiale. En tant que pays alpin, l’effet le plus symbolique (et le plus inquiétant) du changement climatique est que le volume total des glaciers alpins a diminué de près de 60 % depuis les années 1960. C’est pourquoi la lutte contre le changement climatique est une priorité de la Stratégie de politique étrangère 2024-2027 de la Suisse et de sa Stratégie de coopération internationale 2025-28. Signataire de l’Accord de Paris, la Suisse s’engage au niveau national et international pour que la recommandation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de limiter le réchauffement climatique à 1,5° C soit atteint.
Au niveau national, les objectifs climatiques de notre pays sont principalement définis par la stratégie climatique à long terme et l’ordonnance sur le CO2, qui fixent comme objectif intermédiaire important une réduction de 50 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030, et comme objectif ultime le net-zero d’ici à 2050. Cet objectif doit être atteint grâce à une combinaison de mesures en Suisse comprenant la réduction des émissions et l’amélioration de l’efficacité énergétique dans quatre domaines principaux : transports, agriculture, industrie, et bâtiments. En outre, l’ordonnance prévoit qu’une partie des réductions d’émissions peut être réalisée par des activités internationales d’atténuation des gaz à effet de serre en vertu de l’article 6 de l’Accord de Paris.
En ce qui concerne cet article de l’Accord de Paris, qui prévoit la possibilité pour les pays signataires de collaborer bilatéralement dans le but d’atteindre, par l’échange de certificats de CO2 (ITMOs – Internationally Transferred Mitigation Outcomes), les objectifs définis par les Contributions déterminées au niveau national (CDN), la Suisse a joué un rôle de pionnier à partir de 2020. Elle a signé à ce jour 13 accords bilatéraux, dont celui avec la Tunisie en décembre 2023. Cet accord ne représente que la première étape de la coopération entre nos deux pays en la matière et je me réjouis de voir maintenant la Fondation Klik officiellement lancer ses activités en Tunisie. Le potentiel est énorme, nous parlons de jusqu’à 100 millions de francs suisses (ou 350 millions de dinars tunisiens) qui pourraient être investis dans des projets en Tunisie d’ici 2030.
Du point de vue suisse, l’engagement en faveur de la lutte contre le changement climatique et le développement sont les deux faces d’une même pièce. Les exemples sont parlants à cet égard :
- Investir dans l’adaptation au changement climatique et la réduction des risques de catastrophe peut avoir des effets positifs sur le développement économique, comme une réduction des pertes économiques et des pertes de moyens de subsistance dues à des événements naturels extrêmes, un système agricole plus résilient, et une gestion plus efficace des ressources naturelles.
- Investir dans les énergies propres et l’efficacité énergétique contribue à la fois aux objectifs de l’Accord de Paris et à l’Objectif de développement durable n°7, comme assurer l’accès à des services énergétiques fiables, durables et modernes à un coût abordable.
Concrètement, la Suisse accompagne la Tunisie dans le développement d’une économie plus durable à travers plusieurs programmes :
- SBI-SBF (BERD) : Ce programme soutient les PME tunisiennes en leur fournissant des conseils et des formations sur mesure, notamment pour intégrer des pratiques écologiques et inclusives. L’objectif est d’aider les entreprises à s’adapter aux défis environnementaux et à adopter des modèles plus durables.
- IESG (Integrated Environmental Social and Gouvernance Program) (IFC) : Ce projet encourage un changement systémique du marché en sensibilisant les acteurs économiques aux enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Il soutient la mise en place de cadres réglementaires adaptés, renforce les capacités des institutions financières et accompagne les entreprises dans l’intégration des normes ESG afin d’aligner leurs stratégies sur des pratiques durables.
- Disaster Risk Finance (Banque mondiale) : La Suisse appuie la Tunisie dans le renforcement de sa résilience financière face aux risques climatiques et aux catastrophes naturelles. Ce projet vise à améliorer la gestion des risques et à développer des mécanismes financiers permettant de mieux anticiper et répondre aux crises environnementales.
- La suisse soutient la transition énergétique en Tunisie à travers le programme ACTE (Alliance des Communes pour la Transition Énergétique). Ce projet ambitionne de faire des municipalités tunisiennes des modèles de résilience climatique et énergétique, en adoptant une approche inclusive, fondée sur la participation citoyenne et un financement pérenne. Ses objectifs principaux incluent la réduction de la vulnérabilité énergétique et climatique, à travers la diversification des sources d’énergie et la promotion des énergies renouvelables, notamment via l’installation de panneaux solaires municipaux. Par ailleurs, le projet a accompagné une planification des risques climatiques, en dotant les municipalités de plans d’adaptation et de mesures de prévention contre les événements extrêmes. De plus, le Label ACTE-MEA a été mis en place pour évaluer et encourager les efforts des municipalités engagées dans cette transition énergétique et climatique durable. Ce label s’inspire du label « Cité de l’énergie » et a été introduit et développé en Suisse afin de promouvoir un développement urbain plus durable à l’échelle nationale. Le programme ACTE a permis la réalisation d’audits énergétiques des bâtiments communaux dans les 350 communes de la Tunisie alimentant ainsi une plateforme de comptabilité énergétique. Après une phase pilote menée dans neuf municipalités du Nord, du Centre et du Sud du pays, le programme vise un élargissement national pour toucher l’ensemble des 350 communes tunisiennes.
- Finalement, en matière de tourisme durable, la Suisse soutient également des projets innovants. À travers le projet DESSE (2019-2024), la Suisse a appuyé le tourisme durable en Tunisie en accompagnant des structures locales, appelées Destination Mangement Organisations, dans l’amélioration de l’expérience et de l’offre touristique de la destination de Djerba et du Dahar. Le projet s’inscrit dans une logique de changement holistique et d’innovation, avec des interventions au niveau de l’adaptation de la législation tunisienne dans le secteur, la montée en compétence de la main d’œuvre, le montage de partenariats public-privé et le renforcement des chaines de valeur dans la région du sud. Le nouveau projet Destination Durable Tunisie (DDT) capitalise sur les acquis du premier projet et cherche à apporter plus de valeur ajoutée aux partenaires locaux dans le secteur.
On parle beaucoup de « nearshoring » et de relocalisation. La Tunisie a-t-elle une carte à jouer auprès des entreprises suisses en quête de nouvelles bases en Afrique ?
Les relations économiques entre la Suisse et la Tunisie bénéficient de conditions-cadres bilatérales complètes, avec un accord de libre-échange (via l’Association européenne de libre-échange), un accord sur les investissements et une convention contre les double-impositions. Toutes les conditions sont ainsi réunies pour développer encore davantage les échanges économiques entre nos deux pays ! Tous les efforts visant à faciliter le commerce et l’investissement en Tunisie peuvent ainsi grandement contribuer à atteindre cet objectif.
Environ une centaine d’entreprises suisses sont actives en Tunisie et une partie d’entre elles a choisi de baser leur site de production en Tunisie. Si la proximité reste un atout de taille, la qualification des ressources humaines est un critère important.
Le programme de coopération 2025-2028 de la Suisse ?
Le programme de coopération suisse en Tunisie pour la période 2025-2028 veut contribuer à une croissance économique durable grâce à des réformes qui améliorent l’environnement des affaires, favorisent les transitions numérique et verte et améliorent les possibilités d’emploi pour les femmes et les jeunes. Le programme met également l’accent sur l’inclusion sociale en améliorant l’accès aux services publics, en renforçant la cohésion sociale et en répondant aux défis migratoires par la stabilité économique et les opportunités pour les populations vulnérables, contribuant ainsi à la stabilité et à la prospérité à long terme de la Tunisie.