
Interview avec Fadhel KRAIEM, Partner chez KPMG Tunisie.
À l’ère de la transformation numérique, l’intelligence artificielle (IA) n’est plus une option, mais une nécessité stratégique. Elle repousse les limites de l’innovation et redéfinit des modèles économiques plus performants. Comment les entreprises peuvent-elles transformer cette révolution technologique en un avantage compétitif durable ?
Fadhel KRAIEM Partner chez KPMG Tunisie, en charge des activités Technology & Management Consulting et ancien Ministre des Technologies de la Communication, partage sa vision et son expertise sur les prérequis d’une adoption réussie de l’IA et donne les perspectives de l’avenir de l’AI en Tunisie.
L’intelligence artificielle s’impose aujourd’hui comme un facteur clé de transformation pour les entreprises. Comment percevez-vous l’évolution de l’IA en Tunisie et à l’échelle internationale ?
L’intelligence artificielle est désormais considérée comme un levier stratégique pour les entreprises, pouvant façonner la compétitivité économique dans un secteur donné. Pour les pays, l’IA prend des dimensions encore plus importantes en lien direct avec la souveraineté nationale.
L’IA est bien plus qu’une simple avancée technologique ; elle représente une rupture dans le modèle de gouvernance, et dans la manière avec laquelle les entreprises interagissent avec leurs clients et optimisent leurs opérations. Elle s’impose comme levier essentiel de recherche d’efficacité et de différenciation par rapport aux concurrents. À l’international, nous voyons une adoption croissante, de l’IA notamment dans la finance, l’assurance, les télécoms, l’industrie et certains secteurs public tel que la santé et l’éducation.
En Tunisie, l’IA commence à émerger comme un levier stratégique, mais son adoption reste fragmentée. Elle est portée essentiellement par des start-up tunisiennes, dont certaines ont réussi à se démarquer à l’international. Cependant, la majorité des entreprises, bien que conscientes du potentiel de l’IA, se heurtent souvent à des défis liés au capital humain, à la gouvernance des données et à l’intégration dans leur modèle opérationnel. C’est là où l’accompagnement stratégique peut jouer un rôle clé.
Par contre la bonne nouvelle, est la dynamique observée au niveau de l’enseignement supérieur, un des piliers de l’écosystème de l’IA, où l’IA s’impose de plus en plus dans les programmes de plusieurs écoles et universités.
Beaucoup d’entreprises hésitent encore à investir dans l’IA, notamment par peur d’un retour sur investissement incertain. Quel conseil leur donneriez-vous pour les accompagner dans la prise de décision ?
Au contraire, un des avantages de l’IA est l’obtention des résultats rapides. On le voit très bien avec les différents usages de l’IA générative. Afin de maximiser l’impact, les entreprises doivent identifier des cas d’usage à forte valeur ajoutée, où l’IA peut générer des gains concrets et immédiats : optimisation des coûts, de la productivité, amélioration de l’expérience client ou gestion proactive des risques.
Un déploiement progressif et itératif, basé sur des projets pilotes et une évaluation continue des résultats, permet de sécuriser les investissements tout en ajustant la stratégie.
L’IA ne doit pas être une initiative isolée, mais une partie intégrante de la stratégie globale de l’entreprise. Elle doit être portée par le top management de l’entreprise pour en faire un moteur de différenciation et de compétitivité durable.
Quels sont les secteurs les plus impactés par l’IA aujourd’hui ?
Les secteurs qui sont à même d’être précurseurs dans l’utilisation de l’AI, ce sont les secteurs qui par la nature de leurs activités traitent une quantité importante de données. Je cite, les finances, la santé, l’industrie, les télécoms en plus des services publics :
- Pour la finance : L’IA permet l’analyse des risques en temps réel, la détection de fraudes et la personnalisation des services pour une meilleure expérience client. Plus de 75% des institutions financières utilisent désormais des solutions d’IA pour identifier les comportements suspects, ce qui pourrait réduire les pertes liées aux fraudes de 10 à 15% en moyenne. Dans certains cas, des banques tunisiennes ont observé jusqu’à 30% de réduction des pertes liées à la fraude grâce à des systèmes de détection basés sur l’IA. Par ailleurs, dans les salles des marchés, l’IA contribue à l’optimisation des stratégies de trading, à la surveillance automatisée des positions à risque et à la détection d’anomalies en temps réel, renforçant ainsi la réactivité et la sécurité des opérations.
- La santé : L’IA améliore les diagnostics médicaux et permet une meilleure personnalisation des traitements en exploitant des données massives (Big Data). Des systèmes d’IA appliqués à l’analyse d’images médicales atteignent une précision supérieure à 90%, surpassant parfois les diagnostics humains. Une startup tunisienne a développé un système d’analyse d’images médicales par IA qui facilite le diagnostic précoce de certaines pathologies, réduisant ainsi les délais de diagnostic de 40% tout en augmentant la précision des résultats.
- L’industrie : L’IA est au cœur du « Smart Manufacturing » avec la maintenance prédictive, l’optimisation des chaînes de production et la réduction des coûts énergétiques. Les entreprises qui adoptent des solutions de maintenance prédictive basées sur l’IA peuvent réduire leurs coûts de maintenance de 10 à 40%, tout en augmentant la durée de vie des équipements de 20 à 40%. Certaines initiatives locales dans le bâtiment tertiaire ont permis d’économiser jusqu’à 25% sur la facture énergétique grâce à l’IA, selon des estimations internes.
- Les télécommunications : L’IA transforme le secteur des télécoms en permettant de personnaliser les offres clients, d’automatiser la gestion des réseaux, d’optimiser la bande passante et de prédire les pannes avant qu’elles ne surviennent. Les opérateurs qui intègrent des solutions d’IA dans leur gestion réseau peuvent réduire les interruptions de service de 30% tout en améliorant la qualité de la bande passante de 15 %. En Tunisie, la mise en œuvre d’un système d’IA pour anticiper les pannes réseau a permis de réduire les interruptions de service de 25 %, tout en augmentant la satisfaction client de 20% selon des enquêtes internes.
- Secteur public : L’IA modernise la gestion des services aux citoyens, lutte contre la fraude fiscale et optimise les politiques publiques en exploitant les données massives. Les initiatives qui intègrent des composantes d’IA pour automatiser les processus administratifs peuvent réduire les délais de traitement des plaintes citoyennes de 40%, tout en augmentant la transparence des processus. En Tunisie, l’adoption de solutions d’IA dans le cadre de projets de modernisation des services publics permettrait de générer des gains significatifs en termes d’efficacité et de satisfaction citoyenne.
L’IA change également les métiers. Quels sont ceux qui évoluent le plus ou risquent de disparaître ?
L’intelligence artificielle transforme en profondeur le monde du travail, redéfinissant certains métiers tout en en créant de nouveaux.
Les développeurs informatiques voient leurs tâches évoluer avec des outils d’IA Générative, qui automatisent une partie du codage. Les opérateurs de saisie sont progressivement remplacés par des processus automatisés, tandis que les chatbots et assistants virtuels révolutionnent le service client en assurant une disponibilité continue.
En parallèle, de nouveaux rôles émergent pour accompagner cette mutation. Les architectes IA conçoivent des systèmes intelligents complexes, tandis que les experts en éthique et gouvernance IA veillent à une utilisation responsable et conforme aux réglementations. La demande pour les spécialistes en Data et IA ne cesse de croitre, c’est pourquoi plusieurs établissements d’enseignement supérieur tunisiens, ont développé des cursus spécialisés en IA et science des données. Des initiatives comme « AI Summer School » forment chaque année des dizaines d’étudiants aux technologies d’IA.
Plutôt qu’une menace, l’IA est un moteur d’évolution qui redéfinit les compétences et ouvre de nouvelles opportunités professionnelles. L’enjeu pour la Tunisie est de former rapidement ces nouveaux talents pour saisir les opportunités du marché international, d’où le rôle clé du système éducatif et universitaire.
Commençons par l’impact stratégique de l’IA. Quelles sont les étapes clés de son adoption par les entreprises et comment accompagnez-vous cette transition ?
L’adoption de l’IA ne se limite pas à une simple mise en œuvre technologique, elle repose sur une transformation progressive en trois phases essentielles.
Tout d’abord, la phase Enable consiste à établir les fondations nécessaires : mise en place d’une infrastructure robuste, gouvernance des données, acquisition de talents qualifiés et acculturation des équipes à l’IA.
Ensuite, vient la phase Embed, qui vise à intégrer l’IA dans les processus métier, la prise de décision et la culture d’entreprise, tout en garantissant un retour sur investissement mesurable.
Enfin, la phase Evolve permet d’optimiser en continu l’utilisation de l’IA, d’explorer de nouveaux modèles économiques et de développer une IA responsable et éthique.
Dans notre cabinet, nous accompagnons nos clients tout au long de ce parcours en combinant expertise technologique et conseil stratégique. Nous aidons les entreprises à structurer leur roadmap IA, à sécuriser leur adoption en intégrant des mécanismes de gouvernance et à transformer les compétences internes. L’enjeu est de faire de l’IA un levier durable de compétitivité, tout en assurant une adoption responsable et alignée avec la stratégie globale de l’entreprise.
Les avancées récentes en matière d’IA sont spectaculaires. Quelles sont celles qui marquent le plus les entreprises aujourd’hui ?
Plusieurs tendances transforment profondément le paysage technologique et économique :
- L’IA générative : Des modèles comme ChatGPT, Deep Seek et Gemini révolutionnent la création de contenu et l’automatisation des interactions. Ces outils, qui peuvent générer du texte, des images ou du code, accélèrent la rédaction de documents, optimisent le service client et assistent les développeurs.
- L’IA embarquée, fédérée et le Edge Computing : Il s’agit d’intégrer l’intelligence artificielle directement dans les appareils et équipements. Grâce au Edge AI, les calculs sont effectués localement (sur smartphones, drones, machines industrielles) plutôt que dans le cloud, renforçant ainsi la confidentialité et réduisant la latence et les risques de fuite de données.
- L’IA décisionnelle et prescriptive : En combinant analyse avancée et modèles prédictifs, elle permet aux entreprises d’anticiper les tendances du marché et d’optimiser leurs opérations. Une société tunisienne spécialisée dans la logistique utilise désormais l’IA pour optimiser les itinéraires de livraison, réduisant ainsi les coûts et l’impact environnemental.
- L’IA multimodale : Ces systèmes peuvent traiter simultanément différents types d’information (texte, image, audio, vidéo). Par exemple, certains modèles peuvent analyser des radiographies médicales tout en consultant le dossier écrit du patient.
- L’IA autonome et les agents intelligents : Ces systèmes peuvent prendre des décisions complexes avec une intervention humaine minimale, comme les robots en logistique ou les assistants virtuels en entreprise.
Ces innovations montrent que l’IA évolue vers des modèles plus performants, sécurisés et durables, ouvrant des perspectives inédites pour les entreprises capables de les exploiter stratégiquement. L’avènement de l’IA quantique pourrait bouleverser encore davantage la donne, en permettant le traitement simultané de volumes massifs de données complexes et en résolvant des problématiques aujourd’hui hors de portée de l’IA classique, notamment dans les domaines de l’optimisation, de la cybersécurité ou de la recherche pharmaceutique.
L’IA est souvent perçue comme un levier d’innovation et de compétitivité, mais quel rôle joue-t-elle dans la responsabilité environnementale et sociétale des entreprises ?
L’intelligence artificielle est un atout majeur pour accélérer les engagements ESG des entreprises.
Dans la transition écologique, l’IA optimise la gestion des ressources et réduit l’empreinte carbone. Par exemple, les algorithmes prédictifs permettent d’optimiser la consommation énergétique des bâtiments et des infrastructures, tandis que l’IA appliquée à la supply chain favorise une logistique plus verte en réduisant les émissions de CO₂ grâce à des itinéraires optimisés.
En Tunisie, où les ressources en eau sont limitées, le projet « Digifermes Tunisia » applique des technologies de précision et d’IA pour améliorer les pratiques agricoles. Des chercheurs académiques travaillent également sur des projets utilisant l’IA pour optimiser l’irrigation et réduire la consommation d’eau.
Sur le plan sociétal, l’IA renforce l’inclusion et l’accessibilité. Les solutions d’IA conversationnelle facilitent l’intégration des personnes en situation de handicap, tandis que l’analyse avancée des données favorise une prise de décision plus équitable dans les processus de recrutement et de gestion des talents.
Les entreprises qui intègrent ces avancées ne se contentent pas de répondre aux exigences réglementaires: elles prennent une longueur d’avance en associant performance économique et impact positif sur la société et l’environnement.
En conclusion, quelles sont les meilleures pratiques pour réussir l’intégration de l’IA et quelle vision avez-vous pour son avenir en Tunisie ?
L’adoption de l’IA doit être structurée et progressive pour garantir son efficacité et son acceptation au sein de l’entreprise. Voici les clés d’une intégration réussie :
- Commencer par des cas d’usage concrets : Déployer des projets pilotes ciblés permet de démontrer rapidement la valeur ajoutée de l’IA et d’obtenir l’adhésion des équipes.
- Renforcer les compétences internes : L’adoption de l’IA ne doit pas se limiter à la technologie. La formation des collaborateurs est essentielle pour en exploiter pleinement le potentiel.
- Adopter une approche agile : Tester, ajuster et itérer sont les maîtres mots pour intégrer l’IA de manière efficace et alignée avec les besoins métiers.
- Mettre en place un cadre de gouvernance robuste : Une IA responsable passe par la transparence, l’éthique et la conformité réglementaire, notamment face aux exigences du RGPD et aux principes de l’IA explicable.
L’intelligence artificielle n’est plus une promesse lointaine, mais une réalité opérationnelle qui redéfinit les règles du jeu économique et sociétal. Les exemples concrets en Tunisie montrent qu’il est possible d’innover localement, de gagner en efficacité et d’ouvrir de nouveaux horizons.
Mais pour passer de l’expérimentation à l’impact à grande échelle, une mobilisation et une meilleure coordination entre les différents acteurs de l’écosystème sont nécessaires : pouvoirs publics, secteur privé, startups, universités et citoyens doivent œuvrer ensemble à bâtir un écosystème de confiance, éthique et inclusif.
Au-delà de l’entreprise, notre pays gagnera à expérimenter et utiliser l’IA pour améliorer les services publics. J’ai déjà évoqué la santé, j’ajouterai, l’éducation, le transport et l’agriculture, où des cas d’usage ayant déjà fait leur preuve ailleurs, permettront de proposer à nos citoyens et entreprises des services innovants de haute qualité et avec un fort impact.